La tribu des Chartreux

 

(A 20 minutes de l’Ermitage du Rebberg)

Un peu d’histoire

Installés dès 1335 à Strasbourg Koenigshoffen, les Chartreux ont vécu pendant deux siècles dans la prière et le recueillement avant que la Réforme ne les chasse. Ils s’établissent à Molsheim en 1598 et obtiennent, grâce à Henri IV, la restitution partielle des biens qui leur avaient été confisqués. Phénomène rare dans l’histoire des Chartreuses, leur monastère est implanté à l’intérieur d’une cité, alors que d’ordinaire les Chartreuses sont construites en dehors des villes. Soit trois hectares intégrés dans le tissu urbain, tout en respectant le caractère typique d’une Chartreuse avec 18 cellules individuelles de moines, reliées par un cloître à l’église et aux autres bâtiments communautaires. Et le tout entouré d’une enceinte car le couvent était une institution autonome et indépendante du monde extérieur.

Mais la Révolution française passe par là et en 1791, un incendie endommage l’église ainsi que plusieurs cellules. Les moines sont dispersés en 1792. Après avoir servi de prison, la Chartreuse de Molsheim est vendue et démembrée en 1796 : les anciennes cellules et les travées du cloître sont transformées en maisons d’habitation.

En 1842, la ville de Molsheim fait l’acquisition d’une partie des bâtiments afin d’y installer l’hôpital local (elle ne rachètera les anciennes cellules et autres bâtiments où s’activent aujourd’hui les bénévoles qu’en 1987). Depuis 1985, l’ancien Prieuré des Chartreux abrite le musée municipal de Molsheim, dit « musée de la Chartreuse », et la « Fondation Bugatti ». L’ensemble du site est classé monument historique depuis 1998.

Tout cela pour rappeler qu’avec aussi l’église des Jésuites – construite de 1615 à 1617 pour être aujourd’hui le plus grand édifice religieux alsacien après la cathédrale – Molsheim s’impose comme une capitale intellectuelle et religieuse de l’Alsace au XVIIe siècle. Puis elle se métamorphose, via la Révolution, en ville industrielle et artisanale et connaît son apogée économique au début du XXe siècle avec l’arrivée d’Ettore Bugatti.

Sagesse et savoir-faire accompagnent depuis 25 ans la restauration bénévole de la Chartreuse de Molsheim. Un noyau de petites mains et boucles argentées qui honore ainsi la mémoire des moines disparus.

Le site de la Chartreuse regorge de vieilles pierres et d’endroits insolites. Traces d’une singulière histoire. Car c’est ici, derrière les remparts, à l’abri des regards que les moines menaient une vie rigoureusement établie par les coutumes de l’Ordre des Chartreux, à la recherche de Dieu dans le silence et la solitude. Plus de deux siècles après, le même décor est à nouveau planté grâce à l’engagement d’une autre communauté : l’association des bénévoles de la Chartreuse, sa singulière communion d’esprits, ses coutumes bien établies et sa genèse improvisée.

Après avoir installé un musée dans l’ancien prieuré, la Ville de Molsheim rachète en 1987 la partie arrière du site mais sans engager de moyens pour les travaux. Raymond Keller, sculpteur de Molsheim et Louis Schlaefli, président de la société d’histoire locale, se dévouent et mettent la main sur le chantier.

« Avec plein d’idées mais il y avait le mur du fric. On tape donc les copains pour les matériaux », rappelle Raymond. La chaux est fournie par un professionnel de Dahlenheim, le bois vient d’Urmatt… et la main-d’œuvre suit pour déjà restaurer la cellule L « dans l’état dans lequel les moines l’ont laissée ». « Mais la seule connaissance qu’on avait sur les Chartreux, c’était les liqueurs. »

3 000 heures de travail par an

Heureusement Raymond se voit prescrire une cure pour ses rhumatismes près de Sisteron… Non loin de la Chartreuse de Reillanne qui est l’un des cinq édifices du genre encore en activité en France. « J’en ai donc profité pour me documenter et m’entretenir régulièrement avec le vicaire. » Grâce à ses lectures et rencontres, à l’ombre d’un figuier, notre Molshémien fait toute la lumière sur les mystères techniques et spirituels de ce type de patrimoine.

Et c’est forte de ce savoir que notre bande de vieux copains se retrouve alors tous les week-ends sur le chantier : il y a Freddy le podologue, Antoine le chimiste, Léon le maçon ou encore Jean-Marie, le routier. Divers horizons. Et quelle que soit la profession, chacun trouve ici sa place pour peu qu’il se retrousse les manches, avec le sourire.

Les femmes ne sont pas en reste : certaines s’occupent du jardin, on les appelle les « chaperons verts ». À ne pas confondre avec les « chaperons rouges » qui elles se chargent des repas. Essentiel car c’est au moment de mettre les pieds sous la table que les langues se délient et que les motivations des uns et des autres s’expriment.

Alterner le coup de fourchette et le coup de pioche dans un lieu sacré ce n’est pas commun. « Pour le côté spirituel, certains sont sensibles, d’autres sont amorphes. C’est comme ça, c’est ce qui est chouette, c’est ce qui est humain, c’est ce qui est liberté », lâche Raymond Keller qui au passage ne s’imagine vraiment pas en moine, « je ne suis pas appelé à une chose comme ça. Mon rôle se situe ailleurs. Dans la vie, pas dans la réclusion ».

Mais il n’en reste pas moins aujourd’hui président d’une association qui, forte d’un effectif d’une vingtaine de bénévoles et à raison de 3 000 heures de travail par an, a restauré, à ce jour, cinq cellules ainsi que la partie sud du cloître. Et derrière cela ce qu’on ne voit pas, « ce sont les liens d’amitié ». Le ciment de cette communauté. Le liant de cette « tribu des Chartreux » qui chaque année fête la Saint-Bruno, « fondateur de l’Ordre des Chartreux en 1 084 » et qui cette semaine s’apprête à souffler ses 25 bougies. Avec du cœur mais peut-être moins d’énergie car chez les bénévoles de la Chartreuse l’âge varie aujourd’hui entre 60 et 83 ans. Et côté travaux, même si le gros est fait, reste tout de même l’aile nord du cloître. Quid alors de la relève ?

« S’il doit y avoir une relève, elle viendra », philosophe Raymond, « je me tiens à ce que me disait encore le vicaire de la Chartreuse de Reillanne : ce que tu demandes pour la promotion des Chartreux, tu l’auras ». Et Raymond de conclure dans une belle ouverture d’esprit : « Inch’Allah».

D’après David Geiss, publié le 22/04/2013 dans les Dernières Nouvelles d’Alsace

 

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