Pouvait-on parler de liberté d’expression au début de la IIe République ?
M. Motte de Bizancourt a été nommé receveur des Domaines à Barr. Quelques semaines plus tard, en septembre 1848, il y revient de Strasbourg en diligence. Dans le même « coupé » voyagent un lithographe de Barr, un certain Emrich, et le curé de Valff. On se met à discuter de politique.
Sujet scabreux entre tous ! Six décennies après la prise de la Bastille, on en est au dixième changement de régime : de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle, suivie de la république révolutionnaire, puis du Directoire, du Consulat, de l’Empire, de la première Restauration (qui vaut pour deux, puisqu’elle est coupée par les Cent Jours), à laquelle a succédé la Monarchie de Juillet et, enfin, la nouvelle république issue des événements de février 1848.
Longtemps courra le bruit qu’il va venir régner sur la France
Tous ces régimes ont leurs fans : royalistes légitimistes, royalistes orléanistes, bonapartistes et, bien sûr, républicains. À Barr, on se classe globalement parmi ces derniers.
M. Motte de Bizancourt le sait-il ? Il se lance dans des propos imprudents. Il parle « de la République et des embarras qu’elle a donnés » et ajoute : « S’il faut derechef retourner à un roi, si Henri V peut faire notre bonheur, qu’il revienne donc et vive Henri V ! ». Henri V ? Oui : le comte de Chambord, qui aurait dû, normalement, devenir roi en 1830, si Louis-Philippe ne lui avait pas, en quelque sorte, soufflé la couronne. Longtemps courra le bruit qu’il va venir régner sur la France.
Emrich est choqué et, arrivé à Barr, répand dans la ville ce qu’il a entendu. Plusieurs centaines d’habitants exaspérés se rassemblent sous les fenêtres du receveur en se livrant à ce qu’on appelle un charivari, aux cris de « Vive la République ! », puis l’émeute se déplace vers l’auberge du Brochet où on a appris que Motte de Bizancourt prend son repas. Néanmoins, les Barrois se contentent de crier au milieu de leur tintamarre, sans se livrer à des voies de fait, et se dispersent dans l’ordre vers 10 heures du soir. Le maire adresse un rapport au sous-préfet de Sélestat.
Celui-ci convoque le receveur, qui proteste de ses intentions et affirme qu’il n’a fait qu’envisager « l’hypothèse d’un retour de la monarchie exprimé par le vœu national ». Il « déclare qu’il n’a rien dit qui pût, excepté par des interlocuteurs bornés ou prévenus, être regardé justement comme l’expression d’un vœu personnel ».
Il prétend que, en fait, on ne l’aime pas à Barr parce qu’il a exercé des poursuites contre d’anciens débiteurs des domaines, qui ont « augmenté le nombre des charivarisseurs ».
Le sous-préfet n’est pas dupe. Motte de Bizancourt est effectivement légitimiste et ne cache pas qu’il « appartient à une famille du département de l’Oise qui a fourni des officiers aux gardes du corps de Charles X ». « Malgré la liberté républicaine », il est révoqué de ses fonctions.
Mais l’affaire réjouit le sous-préfet : il a la preuve que les Barrois sont bons républicains.
D’après Marie-Thérèse Fisher, paru le 4 février 2015 dans les Dernières Nouvelles d’Alsace.